

A la frontière indo-pakistanaise, la bataille du chapardage des pigeons
Le face-à-face tendu entre l'Inde et le Pakistan a bloqué à leur frontière la circulation des hommes et des marchandises. Pas celle des pigeons, qui continuent à la franchir et perpétuent une bataille méconnue entre colombophiles des deux camps.
Dans le petit village indien de Pangali, Pyara Singh, 33 ans, est l'un des combattants d'une étonnante bataille aérienne qui se joue le long de la "ligne de contrôle" entre les deux pays.
Chaque jour, il essaie de capturer des pigeons voyageurs qui viennent du Pakistan, et s'efforce d'empêcher les siens de faire le chemin inverse.
"Nous attrapons des pigeons du Pakistan. Et parfois, ils attrapent les nôtres", résume-t-il.
Depuis qu'un attentat a tué 26 civils le 22 avril dernier à Pahalgam, une ville touristique dans la partie indienne du Cachemire, l'Inde et le Pakistan sont à nouveau sur le pied de guerre.
New Delhi a dénoncé l'implication dans l'attaque d'Islamabad, qui l'a aussitôt démentie. Les deux puissances nucléaires ont échangé des sanctions, expulsé leurs ressortissants et, chaque nuit, leurs soldats font le coup de feu.
Les risques de confrontation militaire sont au plus haut mais pas au point, semble-t-il, de menacer la pratique centenaire du "kabutar-baazi", l'art de contrôler le vol des pigeons.
A Pangali, Pyara Singh entraîne une bonne centaine d'oiseaux, dont il guide les vols à coups de sifflet et ne se lasse pas d'admirer les arabesques en formation serrée dans le ciel.
- "Meilleurs et plus forts" -
Mais à ses yeux, les pigeons pakistanais sont d'une autre trempe. "Meilleurs et plus forts", dit-il.
"Ils sont très recherchés", complète un de ses collègues du village voisin de Sainth, Aarav Khajuria, en présentant fièrement sa propre escadrille forte de 29 spécimens.
Le jeune homme raconte être entré dans le métier il y a quatre ans. "J'étais fasciné", se souvient-il. "Depuis je passe tout mon temps sur mon toit avant et après l'école".
Dans sa volée, Aarav Khajuria est particulièrement fier de ses trois pigeons pakistanais.
"Ils sont meilleurs parce que mieux entraînés, ils peuvent voler plus longtemps dans les compétitions et ils perdent jamais leur chemin", énumère le colombophile. "J'ai réussi à les attraper une fois qu'ils avaient franchi la frontière".
Les pigeons ne sont pas très farouches. Quelques grains de céréales, un peu d'eau où simplement la présence d'autres volatiles suffisent à les attirer.
Alors les propriétaires les plus prudents les équipent d'une bague portant leur nom et leur numéro de téléphone.
"Si on attrape un oiseau qui appartient à quelqu'un d'un village des environs ou que l'on connaît, on l'appelle et on le lui rend", assure Pyara Singh.
- "Pigeons sans frontières" -
"Mais vu la situation et les risques qu'elle comporte, personne ne s'aventure à prendre contact si l'oiseau vient de l'autre côté", s'empresse-t-il d'ajouter. "Personne ne veut d'ennui. Vous imaginez ? Un Indien qui communique avec un Pakistanais..."
A chaque crise entre les deux pays, les colombophiles indiens confient observer d'un peu plus près les pigeons qui viennent d'en face, afin de s'assurer qu'ils ne jouent pas les espions...
La police indienne a confirmé en avoir déjà intercepté plusieurs qui portaient des messages destinés au Pakistan ou la Chine.
"Les Pakistanais identifient souvent leurs pigeons en les marquant d'un nom ou en les équipant d'une bague, mais nous n'avons vraiment rien remarqué de suspect jusque-là", note Pyara Singh.
"Si on en trouve un, on prévient l'armée. Mais on n'est encore jamais tombé sur un pigeon équipé d'une caméra", s'amuse-t-il.
Comme de nombreux autres frontaliers indiens, le colombophile s'inquiète d'une possible guerre avec le Pakistan. "J'espère que ça n'arrivera pas", dit-il, même si l'attentat "est tellement grave qu'il ne devrait pas rester sans riposte".
Quoi qu'il arrive, Pyara Singh veut croire que des combats n'affecteront pas l'activité de ses pigeons.
"Les oiseaux ne connaissent pas de frontière. Ces barrières et ces soldats ne sont là que pour nous", se réjouit le colombophile. "Les oiseaux peuvent voler par-dessus, rien ne saurait les arrêter, eux".
T.Menon--MT